Lettre à M. Deodati de Tovazzi.
[La Dissertation sur l’Excellence de la langue italienne, par Deodati de Tovazzi, avait paru en 1761. On aura une idée de sa teneur par cette réponse que Voltaire lui adressa.]
Au château de Ferney, en Bourgogne, 24 janvier [1762].
Je suis très sensible, monsieur, à l’honneur que vous me faites de m’envoyer votre livre de l’Excellence de la langue italienne; c’est envoyer à un amant l’éloge de sa maîtresse. Permettez-moi
cependant quelques réflexions en faveur de la langue française, que vous paraissez dépriser un peu trop. On prend souvent le parti de sa femme, quand la maîtresse ne la ménage pas assez.
Je crois, monsieur, qu’il n’y a aucune langue parfaite. Il en est des langues comme de bien d’autres choses, dans lesquelles les savants ont reçu la loi des ignorants. C’est le peuple ignorant qui a formé les langages; les ouvriers ont nommé tous leurs instruments. Les peuplades, à peine rassemblées, ont donné des noms à tous leurs besoins; et, après un très grand nombre de siècles, les hommes de génie se sont servis, comme ils ont pu, des termes établis au hasard par le peuple. [...]
J’ai toujours respecté les Italiens comme nos maîtres; mais vous avouerez que vous avez fait de fort bons disciples. Presque toutes les langues de l’Europe ont des beautés et des défauts qui se compensent. Vous n’avez point les mélodieuses et nobles terminaisons des mots espagnols, qu’un heureux concours de voyelles et de consonnes rend si sonores: Los rios, los hombres, las historias, las costumbres. Il vous manque aussi les diphtongues, qui, dans notre langue, font un effet si harmonieux: Les rois, les empereurs, les exploits, les histoires. Vous nous reprochez nos e muets comme un son triste et sourd qui expire dans notre bouche; mais c’est précisément dans ces e muets que consiste la grande harmonie de notre prose et de nos vers. Empire, couronne, diadème, flamme, tendresse, victoire; toutes ces désinences heureuses laissent dans l’oreille un son qui subsiste encore après le mot prononcé, comme un clavecin qui résonne quand les doigts ne frappent plus les touches.
Avouez, monsieur, que la prodigieuse variété de toutes ces désinences peut avoir quelque avantage sur les cinq terminaisons de tous les mots de votre langue. Encore, de ces cinq terminaisons faut-il retrancher la dernière, car vous n’avez que sept ou huit mots qui se terminent en u; reste donc quatre sons, a, e, i, o, qui finissent tous les mots italiens.
Pensez-vous, de bonne foi, que l’oreille d’un étranger soit bien flattée, quand il lit, pour la première fois,
. . . . . . . . . . . e ‘1 Capitano
Che ‘l gran sepolcro liberò di Cristo;.
et
Molto egli oprò col senno e con la mano?
(Le Tasse, Jerus. deliv., ch. i.)
Croyez-vous que tous ces o soient bien agréables à une oreille qui n’y est pas accoutumée ?Comparez à cette triste uniformité, si fatigante pour un étranger; comparez à cette sécheresse ces deux vers simples de Corneille:
Le destin se déclare, et nous venons d’entendre
Ce qu’il a résolu du beau-père et du gendre.
(La Mort de Pompée, acte I, scène 1.)
Vous voyez que chaque mot se termine différemment. [...]
Vous vantez, monsieur, et avec raison, l’extrême abondance de votre langue; mais permettez-nous de n’être pas dans la disette. Il n’est, à la vérité, aucun idiome au monde qui peigne toutes les nuances des choses. Toutes les langues sont pauvres à cet égard; aucune ne peut exprimer, par exemple, en un seul mot, l’amour fondé sur l’estime, ou sur la beauté seule, ou sur la convenance des caractères, ou sur le besoin d’aimer. Il en est ainsi de toutes les passions, de toutes les qualités de notre âme. Ce que l’on sent le mieux est souvent ce qui manque de terme.
Mais, monsieur, ne croyez pas que nous soyons réduits à l’extrême indigence que vous nous
reprochez en tout. Vous faites un catalogue en deux colonnes de votre superflu et de notre pauvreté; vous mettez d’un côté orgoglio, alterigia, superbia, et de l’autre, orgueil tout seul. Cependant, monsieur, nous avons orgueil, superbe, hauteur, fierté, morgue, élévation, dédain, arrogance, insolence, gloire, gloriole, présomption, outrecuidance. Tous ces mots expriment des nuances différentes, de même que chez vous orgoglio, alterigia, superbia, ne sont pas toujours synonymes.
Vous nous reprochez, dans votre alphabet de nos misères, de n’avoir qu’un mot pour signifier vaillant.
Je sais, monsieur, que votre nation est très vaillante quand elle veut, et quand on le veut; l’Allemagne et la France ont eu le bonheur d’avoir à leur service de très braves et de très grands officiers italiens.
L’italico valor non è ancor morto.
Mais, si vous avez valente, prode, animoso, nous avons vaillant, valeureux, preux, courageux, intrépide, hardi, animé, audacieux, brave, etc. Ce courage, cette bravoure, ont plusieurs caractères différents, qui ont chacun leurs termes propres. [...] Croyez donc, je vous prie, monsieur, que nous avons, dans notre langue, l’esprit de faire sentir ce que les défenseurs de notre patrie ou de notre pays ont le mérite de faire.
Vous nous insultez, monsieur, sur le mot de ragoût; vous vous imaginez que nous n’avons que ce terme pour exprimer nos mets, nos plats, nos entrées de table, et nos menus. Plût à Dieu que vous eussiez raison, je m’en porterais mieux ! mais malheureusement nous avons un dictionnaire entier de cuisine.
Vous vous vantez de deux expressions pour signifier gourmand; mais daignez plaindre, monsieur, nos gourmands, nos goulus, nos friands, nos mangeurs, nos gloutons. [...]
Je finis cette lettre trop longue par une seule réflexion. Si le peuple a formé les langues, les grands hommes les perfectionnent par les bons livres; et la première de toutes les langues est celle qui a le plus d’excellents ouvrages.
J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec beaucoup d’estime pour vous et pour la langue italienne, etc.
VOLTAIRE, Correspondance, lettre 4432 (extrait)